jeudi 23 mars 2017

Pierre Courthial : Philosophie et Théologie : La Pensée de Herman Dooyeweerd

Pierre COURTHIAL (1914-2009)
PHILOSOPHIE ET THEOLOGIE:
La Pensée de Herman Dooyeweerd 

Article tiré de Fondements pour l’Avenir, Aix-en-Provence, Ed. Kerygma, 1982

Le mot philosophia n’apparaît qu'une fois dans la Sainte Ecriture: au second chapitre des Colossiens; encore est-ce en mauvaise part puisqu'il y est dit:

"Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie (dia tes philosophias) et par une vaine tromperie...", mais comme l'apôtre Paul ajoute:

"selon la tradition des hommes, selon les rudiments du monde, et non selon Christ", il faut supposer qu'il peut, mieux, qu'il doit y avoir une recherche philosophique "Kata Kriston, selon Christ."

Au reste, qui dit "philosophie" dit "amour de la sagesse", et la sagesse, la quête de la sagesse, la demande de la sagesse, la souveraineté de la sagesse, la joie de la sagesse, le don de la sagesse, etc., sont célébrés tant dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament.

I
En Occident, depuis les merveilleux Grecs, la grand'route de la philosophie a été celle d'une theoria, c'est-à-dire d'un savoir théorique, prétendument autonome. Selon cette tradition philosophique qui persiste aujourd'hui, encore que ses modes aient varié au cours des siècles, cette activité autonome était et reste tenue pour axiomatique, comme allant de soi, indiscutable et indiscutée.

Les diverses "critiques" de la "raison" n'étaient pas "radicales" et n'osaient examiner l'axiome constant de l'autonomie de la theoria.

Dans sa "Kritik der reinen Vernuft" ("Critique de la raison pure"), à laquelle il travailla de 1770 à 1781, Emmanuel KANT passe de l'objectivisme (qui veut régler notre connaissance par les objets) au subjectivisme (qui veut régler les objets par notre connaissance): il ne touche pas, critiquement, à l'axiome demeurant pour lui indiscuté de l'autonomie de la raison.

En 1937, un an avant sa mort, Edmund RUSSERL publie "Die krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie" ("La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale") où il appelle le moi à devenir spectateur impartial de lui-même, avec l'ambition de constituer la philosophie en science rigoureuse (il avouera plus tard avoir "rêvé un rêve"): il n'y examine d'aucune façon l'axiome traditionnel de l'autonomie de la raison.

En 1960, Jean-Paul SARTRE commence à publier sa "Critique de la raison dialectique"dans laquelle il utilise ses catégories existentialistes pour justifier la dynamique du communisme: l'axiome de l'autonomie de la raison y apparaît dans toute sa gloire.

Etrangement, ce que les philosophes "humanistes" n'ont jamais essayé: à savoir d'examiner de manière vraiment critique leur axiome de l'autonomie de la raison, ni les théologiens ni les philosophes "chrétiens", depuis les Pères jusqu'à Karl BARTH en passant pas THOMAS D'AQUIN ne l'ont tenté dès qu'ils parlaient "philosophie". Tant et si bien que les théologiens et philosophes "chrétiens" ont pratiquement et malheureusement, presque toujours, accepté l'intouchable tradition philosophique de la raison autonome ce qui les a conduits à "accommoder", plus ou moins, leur philosophie... et leur théologie à la philosophie ou aux philosophies de leur temps.

Le "point de vue proprement philosophique" a été et continue d'être pour eux le point de vue "immanentiste" et "rationaliste" imperturbablement maintenu par la philosophie humaniste. Les théologiens seront ainsi, ou essaieront d'être, platoniciens, aristotéliciens, cartésiens, kantiens, existentialistes, phénoménologistes, etc. . . Et les philosophes "chrétiens" accepteront de philosopher selon la raison autonome, même lorsqu'ils tenteront, comme Maurice BLONDEL, d'esquisser une philosophie "chrétienne".

Il faut attendre l'œuvre magistrale du philosophe Herman DOOYEWEERD, publiée en néerlandais en 1935-1936, puis développée dans la version anglaise publiée en 1953-1958 sous le titre "A new Critique of Theoretical Thought" pour que le constant axiome de la philosophie occidentale, celui de la prétendue autonomie de la raison, soit enfin, de façon décisive à mes yeux, réellement "critiqué", et pour qu'une école nouvelle de philosophie chrétienne se développe enfin aux Pays-Bas, en Afrique du Sud, aux Etats-Unis, au Canada, en Indonésie et en Grande-Bretagne.

Le pasteur Pierre-Ch. MARCEL, dans ses thèses de doctorat en théologie, hélas! non imprimées, et par la publication de certains textes dans la Revue réformée, s'est efforcé de faire connaître en France l'oeuvre de DOOYEWEERD. Son effort n'a pas encore trouvé beaucoup d'échos.

Essayons de résumer l'essentiel de la critique transcendantale de DOOYEWEERD. La prétendue autonomie de la raison, et par suite sa prétendue universalité, placent devant nous un problème:
si les philosophies n'ont leur point de départ qu'en la raison, et non pas en des "motifs" plus profonds, comment se fait-il qu'elles ne s'accordent point et qu'une d'entre elles ne parvienne pas à convaincre les autres?

Ne serait-ce pas, précisément parce que cette fameuse raison autonome n'est pas, ne peut pas être "autonome", et qu'elle recouvre, cachés profondément sous eue, des points de départ inavoués ou non reconnus?

La critique de DOOYEWEERD est "radicale" car elle entend examiner les "racines" de la pensée théorique, car elle entend examiner s'il n'y a pas de présupposés conditionnant la pensée théorique et requis par la structure et l'exercice de cette pensée elle-même.

Trois problèmes transcendantaux surgissent:

PREMIER PROBLEME TRANSCENDANTAL
Qu'est-ce que la pensée théorique "abstraite" de la réalité empirique qui nous est donnée dans l'expérience ordinaire, et comment cette "abstraction" est-elle possible?

Autrement dit: qu'est-ce qui caractérise la pensée théorique, scientifique, par rapport à l'expérience pré-théorique, a-théorique, ordinaire?

Rompant décidément avec l'idée fausse que l'expérience ordinaire serait une "théorie" (sous-entendu: simpliste!) de la réalité, DOOYEWEERD montre que l'expérience ordinaire est la donnée première, indispensable, précédant nécessairement toute theoria sur la nature de la réalité et de la connaissance.

L'expérience ordinaire nous fait rencontrer globalement, événementiellement, concrètement, la réalité. Dans l'expérience ordinaire le sujet et l'objet sont en relation pré-théorique, a-théorique, non-théorique. Les choses, les personnes, et nous, nous nous rencontrons. Et les différents "aspects" de l'objet nous apparaissent alors implicitement sans que nous les distinguions encore explicitement.

La pensée théorique, scientifique elle, analyse ce qui "va ensemble" dans l'expérience ordinaire et apprend, de mieux en mieux, à distinguer les aspects modaux, les sphères de lois, de la réalité. Elle passe de la systasis à la distasis.

Dans la pensée théorique, les différentes fonctions de l'homme et les différents aspects correspondants du cosmos sont théoriquement et analytiquement différenciés, distingués. Et la cohérence de l'expérience ordinaire fait place aux indispensables abstractions théoriques des diverses sciences.

L'expérience ordinaire est forcément, nécessairement, la première "donnée" dans notre vision de la réalité, une donnée qui peut être enrichie, précisée, mais qui ne peut jamais être dépassée car nous y revenons toujours.

Le cosmos, créé par Dieu et maintenu par lui, et que nous rencontrons concrètement dans l'expérience ordinaire, est non pas "apparence" mais "réalité", réalité préalable nécessaire à tout exercice de la pensée théorique.

DOOYEWEERD distingue quinze aspects qu'étudient quinze sciences différentes. Il pourra en être découvert plus si apparaissent des "antinomies" dénonçant une confusion d'aspects; par exemple, les antinomies de Zénon (à propos d'Achille et de la tortue et à propos de la flèche) viennent d'une confusion entre l'aspect spatial et l'aspect de mouvement.

Voici ces quinze aspects:

1. l'aspect numérique, étudié en arithmétique, 
2. l'aspect spatial, étudié en géométrie, 
3. l'aspect de mouvement, étudié en cinématique, 
4. l'aspect d'énergie, étudié en physique et chimie, 
5. l'aspect vital, étudié en biologie, en physiologie et en morphologie, 
6. l'aspect de sensation, étudié en psychologie. 
7. l'aspect de réflexion, étudié en logique, 
8. l'aspect de culture, étudié en histoire, 
9. l'aspect de communication symbolique, étudié en linguistique et en sémantique 
10. l'aspect social, étudié en sociologie, 
11. l'aspect économique, étudié en économie, 
12. l'aspect de beauté, étudié en esthétique, 
13. l'aspect de justice, étudié en droit, 
14. l'aspect d'amour, étudié en éthique, 
15. l'aspect de foi, sûreté, confiance, étudié en théologie, en des idéologies etc.

Les six premiers "aspects" définissent des sphères de lois immédiates car leurs sujets ne peuvent faire autrement que leur obéir.

Les neuf derniers "aspects" définissent des sphères de lois normatives car les hommes doivent leur obéir mais peuvent leur désobéir.

Dans la liste ci-dessus les quinze aspects, abstraits de la réalité concrète donnée dans l'expérience ordinaire, sont placés en ordre non pas de "difficulté" mais de "complexité" croissante. A chaque aspect correspond un ensemble de lois spécifiques étudié par une science (ou par des sciences) particulière(s).

Toute chose, tout existant, tout événement, ne peut être ramené à un seul ou à quelques-uns de ces divers aspects. Un "événement historique", par exemple, est un événement dont la science historique étudie un aspect mais dont d'autres sciences peuvent étudier des autres aspects.

DEUXIEME PROBLEME TRANSCENDANTAL
De quel point de vue pouvons-nous rassembler synthétiquement les divers aspects de la réalité? Autrement dit: quel est le point de départ du philosophe, de la philosophie, dans sa pensée sur l'ensemble des aspects de la réalité? C'est le problème central d'une critique transcendantale de la philosophie.

Selon DOOYEWEERD , tous les "ismes" de la philosophie (matérial-isme, biologisme, historic-isme etc.) proviennent de l'interprétation de la totalité des aspects de la réalité à partir d'un seul aspect de la réalité.

Seule la Parole de Dieu, avec son motif fondamental: "création-chute-rédemption", peut fournir le point de départ "vrai" permettant de "voir" les réalités étudiées par les diverses sciences dans leur "ordre" et dans leurs "relations".

Ou bien le philosophe, caché en tout homme de science, poursuit ses recherches à partir de Celui qui est, selon sa révélation, le Créateur et le Rédempteur du créé, ou bien, inévitablement, il poursuit ses recherches à partir d'un ou de plusieurs aspects du créé, cherchant ses principes d'exploration et d'explication dans le créé.

Voilà pourquoi DOOYEWEERD appelle immanentistes tous les systèmes non chrétiens de la pensée théorique.

A l'inverse de ces systèmes, la pensée théorique, scientifique, philosophique, chrétienne, se doit de reconnaître la dépendance de toute pensée par rapport à la Révélation de Dieu, et de refuser toute absolutisation d'un aspect du créé, établi, par toute pensée apostate, à la place du Créateur.

Au cours de sa rigoureuse critique, DOOYEWEERD montre que l'histoire de la philosophie est pleine des antinomies auxquelles aboutissent les différentes philosophies, précisément parce qu'elles absolutisent tel aspect du créé et rejettent la souveraineté du Créateur et de Sa révélation. L'ironie divine se révèle en ce que toute absolutisation d'un aspect cosmique est bien vite relativisée par l'absolutisation d'un autre aspect.

Le "point d'Archimède" ("Donnez-moi un point d'appui hors du monde et je le soulèverai") de la pensée théorique ne peut être trouvé dans les aspects créaturels mais dans le "cœur" qui transcende ces aspects dans son rapport avec Dieu, c'est-à-dire "ailleurs"que dans l'immanence.

En fait, la pseudo-découverte d'un "point d'Archimède" dans l'absolutisation d'un aspect du créé n'est pas un fruit de la pensée théorique, quoi que prétendent les diverses philosophies immanentistes mais un choix religieux apostat, préalable à cette pensée, et non discerné comme orientation idolâtrique et dévoyée du "cœur" de l'homme.

Ceci nous amène au:

TROISIEME PROBLEME TRANSCENDANTAL
Comment la connaissance véritable de soi-même est-elle possible et de quelle nature est-elle?

Aucune science particulière ne peut nous dire ce qu'est l'homme, qui est l'homme. Certes, les sciences (la physique, la biologie, la psychologie, la linguistique, la sociologie, l'économie, l'esthétique, etc.) nous apportent toutes des renseignements sur l'homme puisque le "cœur", le "moi", de l'homme "fonctionne" dans toutes les sphères modales, dans tous les aspects temporels de la réalité.

Mais nous ne pouvons connaître ce qu'est l'homme, qui est l'homme - et quelle est l'orientation fondamentale de son "cœur" (au grand sens biblique du mot "cœur", ce "cœur d'où jaillissent toutes les sources de la vie") - que dans la connaissance vraie de Dieu. DOOYEWEERD rappelle ici le commencement de l'Institution chrétienne de CALVIN:

"Toute la somme presque de notre sagesse, laquelle, à tout conter, mérite d'estre réputée vraye et entière sagesse est située en deux parties: c'est qu'en cognoissant Dieu, chacun de nous aussi se cognoisse."

Mais attention! la vraie connaissance de Dieu n'est pas la science théologique car la théologie aussi est un savoir théorique.

La vraie connaissance de Dieu est une connaissance supra-théorique, la connaissance "religieuse " du " coeur" de l'homme. C'est la connaissance de la Révélation du Dieu vivant, par la puissance de l'Esprit Saint agissant dans le "coeur", au point de concentration radical de notre existence tout entière.

En se révélant dans le coeur de l'homme par sa Parole et son Esprit, Dieu se révèle et nous révèle à nous-mêmes dans notre unité centrale, et nous fait nous connaître nous-mêmes dans la connaissance qu'il nous donne de lui.

Le "coeur" de l'homme, ce centre rayonnant sur toute notre existence, est en soi "religieux", c'est-à-dire qu'il est "relié" à la véritable, ou à une prétendue origine absolue, ou absolutisée, de toute la diversité (de notre existence temporelle et du monde).

C'est cette relation religieuse du coeur, soit à Dieu soit à une Idole, qui détermine toute pensée théorique, philosophique ou scientifique, y compris la théologie (comme elle détermine l'expérience ordinaire).

La religion (du coeur de l'homme) ne peut être décrite et définie phénoménologiquement, ou sociologiquement, ou historiquement, ou psychologiquement, ou biologiquement, etc., car elle transcende la diversité temporelle. Ni SCHLEIERMACHER, ni William JAMES, ni FREUD, ni Rudolf OTTO n'ont pu décrire et définir la religion (du coeur de l'homme).

Si le "coeur" de l'homme est relié (religioné!) à Dieu, toute l'existence de l'homme, y compris sa pensée théorique, est animée par cette orientation religieuse vraie. Si le "coeur" de l'homme est relié (religioné!) à une Idole (un aspect du créé, absolutisé) toute l'existence de l'homme, y compris sa pensée théorique, est animée par une orientation religieuse erronée. Tertium non datur.

Autrement dit: toute theoria toute connaissance théorique, présuppose une orientation (vraie ou apostate) du coeur. La prétendue autonomie de la pensée théorique (philosophique et scientifique) est un mythe à démythologiser. Il est toujours, sous elle, en dedans d'elle, un point de départ supra-théorique qui détermine la pensée théorique.

Concluons cette première partie:

DOOYEWEERD a mis en évidence la double présupposition inévitable de toute pensée théorique (philosophique et scientifique):

– d'abord un point d'Archimède d'où l'homme a la vision de la diversité et de la cohérence de sens du cosmos,

– ensuite un choix de (ce que l'homme croit être) l'origine absolue de toute cette diversité et cohérence de sens, choix qui détermine le contenu de sa vision concernant cette diversité et cohérence.

II
Avant cette deuxième partie il eût été intéressant d'examiner critiquement l'histoire de la pensée occidentale et de suivre DOOYEWEERD dans l'étude magistrale qu'il a faite des motifs de base de cette pensée:

- le motif grec "Forme-Matière" puis

- le motif médiéval "Nature-Grâce", et enfin

- le motif moderne "Nature-Liberté".

Il eût été intéressant aussi de voir comment les philosophes chrétiens et les théologiens chrétiens ont (constamment ou presque, hélas!) cherché à "accommoder" les uns aux autres le motif biblique "Création-Chute-Rédemption" qu'ils tenaient de la Révélation et les motifs apostats qu'ils trouvaient dans le climat spirituel où ils vivaient.

Mais il est plus urgent et fondamental d'esquisser qu'elles peuvent être, quelles doivent être, positivement, les tâches d'une philosophie et d'une théologie chrétiennes et comment elles peuvent, comment elles doivent s'entraider.

Nous commencerons par la philosophie chrétienne.

Toute recherche philosophique, toute recherche de la "sagesse", commence comme le rappellent, entre autres, les livres de Job et des Proverbes - par la "crainte du Seigneur".

Selon le Nouveau Testament, la route royale de la vraie sagesse, d'une saine philosophie, passe par la Croix de Celui qui "par Dieu, a été fait pour nous sagesse, justice, et sanctification, et rédemption" (1 Cor. 1/30).

La philosophie qui s'appuie "sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde, et non sur Christ", philosophie s'exprimant en des formes diverses qui aboutissent toutes à des antinomies, philosophie enracinée dans la folle pensée d'une raison indépendante, se suffisant à soi-même, et prétendument autonome, doit "mourir" à la Croix, être "ensevelie", et "renaître" reformée, restaurée, renouvelée, transfigurée, en vraie sagesse, en saine philosophie:

Autrement dit: la philosophie doit être libérée de ses attaches radicales aux Idées, aux Images, aux Idoles, de ses attaches radicales à des Mythes - selon 2 Timothée 4 / 4 -, si elle veut commencer à devenir vraiment "amour de la sagesse".

Autrement dit encore: la philosophie ne recommence à devenir libre, à devenir elle-même qu'en renonçant radicalement à sa prétendue autonomie et qu'en s'humiliant, comme tout savoir humain le doit, devant la Parole de Dieu, devant la Croix du Christ Jésus "dans lequel sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science" (Col. 2 / 3).

Il n'y a qu'une seule Reine de toutes les sciences, de la philosophie et de la théologie, et cette Reine c'est la Parole de Dieu, seule Vérité absolue, seule source et seule norme de toutes vérités.

Quand LUTHER dit, au grand scandale de Jacques MARITAIN [Trois Réformateurs. Plon 1925, pp. 46 ss.], que "la raison, c'est la plus grande putain du Diable" et qu'elle "est et doit être noyée dans le baptême", il s'en prend justement à la raison "autonome" qui "chez les croyants doit être tuée et enterrée". Il ne s'agit pas chez LUTHER, comme le croit MARITAIN, d'"anti-intellectualisme" ou de "volontarisme". Le Réformateur entend seulement remettre la raison humaine à sa juste place: sous la Croix du Fils de Dieu, sous l'autorité libératrice et rédemptrice de la Parole de Dieu. La "putain" est appelée à entrer dans le Royaume de Dieu. Encore faut-il d'abord, pour cela, qu'elle meure et qu'elle renaisse, qu'elle meure pour renaître, à la Croix.

Une philosophie re-formée, une philosophie chrétienne, une philosophie "s'appuyant sur Christ" doit être animée par le motif biblique essentiel: celui de la Création, de la Chute, et de la Rédemption en Jésus-Christ dans la communion de l'Esprit Saint.

En un sens profond (et non spatial bien entendu!) la Loi est la frontière distinguant le Créateur du créé Dieu est au-dessus de la Loi; tout ce qui est créé est soumis à la Loi. Quand nous disons la Loi, il s'agit non pas du Décalogue seulement mais de l'ensemble des "ordonnances" et principes structurels rendant possibles les réalités et les événements et qui constituent l'ordre temporel intégral.

Le "temps" du créé est réfracté dans les différents aspects du créé en autant de différentes sortes de temps accordées chacune à tel de ces aspects.

Certes, la Parole de Dieu ne nous apporte ni une mathématique, ni une physique, ni une biologie, ni une politique, ni une théologie, ni une philosophie, etc., révélées. Il appartient aux hommes, dans leurs responsabilités et selon leurs vocations, de poursuivre les diverses recherches scientifiques.

Mais la Parole de Dieu doit être reconnue comme le point de départ absolu, la source absolue, et la norme absolue, de toute theoria, de toute pensée théorique, comme aussi, bien sûr! de toute activité humaine. Elle nous apporte le cadre, la charpente, de références normatives, unifiant et orientant notre pensée et notre vie. Elle nous apporte le fondement sur lequel construire, les présuppositions nécessaires à une vraie sagesse, à une vraie philosophie.

La première tâche de la philosophie - indispensable en cela à toutes les autres sciences y compris la théologie - est d'établir une vue théorique de la totalité, et, par suite, d'étudier l'ensemble des divers aspects modaux du créé, leur diversité, leur ordre de succession théorique, leurs relations mutuelles et leur cohésion.

Chaque aspect modal de la réalité et de notre expérience étant lié aux autres aspects dans la réalité concrète et dans l'expérience concrète, et cela parce que chaque aspect comporte à la fois a) un noyau irréductible, spécifique, de sens et b) une suite analogique d'anticipations par rapport aux aspects plus complexes et de rétrocipations par rapport aux aspects moins complexes, seule la philosophie peut apporter aux autres sciences, y compris la théologie, les notions théoriques précisant leurs "noyaux de sens" et les analogies en avant (anticipations) et en arrière (rétrocipations) qui leur sont indispensables tant pour leurs tâches particulières que pour leurs rapports entre elles.

Mais si nous rapprochons "philosophie" et "théologie" que constatons-nous?

La plupart des théologiens chrétiens - nous l'avons déjà vu - croient, comme presque tout le monde, à la prétendue autonomie de la pensée philosophique, comme aussi à l'autonomie de toute pensée théorique, scientifique... à la seule exception (partielle) de la théologie!

C'est ainsi que BARTH affirme, au début de sa Dogmatique:

"C'est un fait que la philosophia christiana n'a jamais été réalisée : lorsqu'elle était philosophia, elle n'était pas christiana, et lorsqu'elle était christiana elle n'était plus philosophia."

Par contre, théologien, BARTH fait ce que tendent continuellement à faire tous les savants quand il parlent de "leur" science: il érige sa science particulière - ici la théologie - au sommet ou au centre des autres sciences:

"La théologie est la science qui, en dernière analyse, s'assigne (son objet). . . en lui subordonnant tous les autres objets de la recherche humaine."

Affirmons-le nettement: la théologie n'est pas la Reine des sciences. La seule Reine de toutes les sciences, y compris la théologie, est la Parole de Dieu.

Il n'y a pas d'une part une science chrétienne: la théologie, et, d'autre part, des sciences qui seraient profanes.

Il y a des sciences diverses qui, toutes, peuvent être soit chrétiennes si elles s'efforcent de se soumettre à la Parole de Dieu, soit apostates, y compris la théologie, si elles se prétendent principiellement souveraines, autonomes, indépendantes, si elles se révoltent contre la Parole de Dieu ou en nient la Vérité absolue.

En fait, BARTH maintient, sur la question du rapport théologie-philosophie, le dualisme médiéval "nature-grâce". Il remplace seulement la conception synthétique de la scolastique par une conception antithétique. Or, la véritable antithèse n'est pas entre la nature et la grâce, ou entre un domaine du créé et un autre domaine, ou entre la théologie (qui serait chrétienne) et la philosophie (qui serait profane), mais entre l'obéissance et la désobéissance à la Parole de Dieu, entre ce qui est de Dieu et ce qui est du péché. Et cela à l'intérieur de chaque science. Si la philosophie peut se prostituer, la théologie le peut aussi.

Par ailleurs, la Parole de Dieu en tant qu'elle présente son motif de base radical, central, fondamental, "Création-Chute-Rédemption", n'est pas l'objet spécifique de la science théologique. En tant que motif opérant au "coeur" de l'homme, la Parole de Dieu domine royalement toutes les sciences.

L'objet théorique spécifique de la théologie ce sont les vérités de foi qui, sous l'aspect limite de notre expérience temporelle qu'est l'aspect de foi, s'expriment dans l'ensemble de la Sainte Ecriture.

Quand, par exemple, le professeur de l'Université de Bordeaux Jacques ELLUL parle du "fondement théologique du droit", il se trompe. Il aurait dû parler du fondement divin du droit, ce qui n'est pas la même chose. Le droit, au sens chrétien, de cette science, ne repose pas sur la théologie mais sur la Parole de Dieu. La théologie peut aider le juriste comme le droit peut aider le théologien en raison des rapports analogiques des diverses sciences. Mais jamais une science n'a une autre science comme source ou comme fondement.

De plus, toutes les sciences, y compris la théologie, ont besoin de la philosophie. La théologie, science théorique, a besoin de concepts, de notions. Ces concepts, ces notions, ont des sens analogiques dans toutes les sciences. Seule la philosophie, parce qu'elle est la science de la totalité de la pensée théorique, peut apporter à la théologie, qui est une science particulière ayant un objet spécifique dans l'aspect de foi de notre expérience temporelle, une critique et une définition, aussi précises et scientifiques que possible, de ces concepts, de ces notions, sous l'autorité-reine de la Parole de Dieu.

Si le théologien utilise (consciemment ou inconsciemment) les concepts non assez critiqués et définis d'une philosophie apostate - c'est-à-dire d'une philosophie ayant d'autres motifs de base fondamentaux que le motif de base chrétien "Création-Chute- Rédemption" -, sa théologie sera contaminée par les concepts fournis par cette philosophie.

Tour à tour PLATON, ARISTOTE, DESCARTES, KANT, HUSSERL, HEIDEGGER, etc., ont contaminé la théologie chrétienne.

Parce qu'il a nié la seule "possibilité" d'une philosophie chrétienne et s'est laissé contaminer par le platonisme, le kantisme et l'existentialisme, BARTH a laissé la voie ouverte aux théologies descendantes qui ont naturellement suivi la sienne depuis BULTMANN jusqu'à l'athéisme chrétien.

Certes, la philosophia reformata, la philosophia christiana, peut et doit utiliser après les avoir critiqués-les apports conceptuels de toutes les philosophies (y compris celles de PLATON , ARISTOTE , DESCARTES , etc.) et apporter ainsi son aide fraternelle et indispensable à la theologia reformata, à la theologia christiana : la grâce universelle et accompagnatrice de Dieu dans tout le déroulement historique de la pensée humaine, ne peut et ne doit être méprisée; mais encore faut-il que l'autorité souveraine et totalitaire de la Parole de Dieu soit respectée avant tout.

Toute "accommodation", tout "concordisme", dans toute pensée théorique, y compris la théologie, du motif de base biblique, chrétien, à des motifs de base apostats animant la pensée théorique prétendument autonome, a toujours abouti à des contaminations déplorables et souvent mortelles.

Parce que tous les aspects modaux de la réalité créée et de l'expérience sont nécessairement liés, une véritable reformation de la pensée théorique doit être résolument poursuivie dans toutes les sciences, dans la philosophie d'abord qui doit être philosophia reformata, dans la théologie et les diverses autres sciences ensuite.

Là est la vocation imprescriptible de tous les chrétiens appelés à aimer Dieu (et sa Parole) de tout leur "cœur" et de toute leur "pensée".

Alors la philosophia reformata pourra aider sa soeur, la theologia reformata, à se dégager d'un certain nombre d'entraves pour progresser selon son objet et sa tâche spécifiques.

La théologie chrétienne pourra alors préciser, approfondir, et développer la vérité de foi, de la prédestination, souvent confondue avec un déterminisme causal physique, la vérité de foi de la création, souvent confondue avec un processus génétique temporel, la vérité de foi de la justification par la foi souvent confondue avec un légalisme juridique, etc.

Une telle manière de voir et de faire, loin d'être étroite et rigide, est en fait ouverte et souple. En terminant, je voudrais montrer pourquoi.

Tout d'abord, il faut affirmer que la philosophie chrétienne, comme toute science, comme la théologie chrétienne, n'est qu'une approche progressive, qu'une recherche progressive. Devant la Parole de Dieu, seule absolue, nos expositions humaines sont relatives, faillibles, correctibles, perfectibles.

Seule la Parole de Dieu - qui ne se confond avec aucune science, même chrétienne - est la Vérité. Mais, sous l'emprise du motif de la Sainte Ecriture, la philosophie chrétienne, à bien des égards "en petit commencement", peut et doit manifester l'action réformatrice, restauratrice, du principe de la vie nouvelle en Jésus-Christ.

Le développement d'une theoria chrétienne, en philosophie, en théologie, dans toutes les sciences, ne peut être qu'une oeuvre commune, oecuménique, par-delà les frontières des nations et des dénominations.

En second lieu, il faut savoir que Dieu, par sa grâce générale et providentielle, maintient la vie de tous les hommes et leur accorde de nombreux dons afin de limiter les effets intensifs du péché et de permettre un développement tout au long de l'histoire. C'est ainsi qu'il y a eu et qu'il peut toujours y avoir une vie conjugale, une vie familiale, une vie politique, une vie scientifique, une vie esthétique, etc., qui se manifestent, parfois de façon admirable, dans des époques et en des lieux où l'Evangile rédempteur était ou demeure inconnu.

Des hommes qui rejettent Dieu et sa révélation reçoivent cependant de sa grâce générale ce qui les rend capables de bien raisonner, de faire des découvertes, de composer de la belle musique, de faire avancer telle ou telle science.

Aussi la recherche d'une theoria chrétienne, en quelque domaine que ce soit, ne peut négliger les vérités partielles et relatives de haute importance, reconnues, découvertes, par des non-chrétiens ou des ennemis du Christ.

Ces vérités partielles et relatives trouveront précisément tout leur sens, toute leur valeur, lorsque, détachées des motifs de base (et des visions) apostats qui les "faussent", elles seront interprétées et intégrées dans une conception chrétienne du monde et de l'homme.

La méthode critique de la pensée chrétienne, ouverte et souple, permet tout autant d'être exclusif des faux motifs de base qu’inclusif des vérités de toute pensée humaine même non chrétienne ou antichrétienne.

Bien plus: parce qu'elle découvre les motifs de base souvent cachés qui déforment les vérités inscrites et reconnaissables dans des systèmes non chrétiens et provoquent les oppositions radicales entre ces systèmes, la recherche théorique chrétienne peut réconcilier et pacifier en elle ce qui ailleurs bataille et s'oppose vainement.

Alors que la pensée occidentale, inconsciente de ses présupposé religieux apostats, devenue littéralement "ivre" de sa prétendue autonomie, devient de plus en plus incapable d'assumer sa tâche proprement philosophique et se laisse supplanter par un pragmatisme pratique qui la rejette vers une pure mythologie ou de curieux ésotérismes, il appartient à la pensée chrétienne de découvrir de mieux en mieux la grande vocation par laquelle Dieu l'interpelle pour sa gloire et le progrès du peuple chrétien dans la reconnaissance et l'obéissance de la foi. Pierre COURTHIAL
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Herman Dooyeweerd: Introduction à une critique transcendentale de la pensée philosophique

INTRODUCTION À UNE CRITIQUE TRANSCENDENTALE DE LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE
Herman Dooyeweerd
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Les quinze aspects :
 
1. l'aspect numérique, étudié en arithmétique,
2. l'aspect spatial, étudié en géométrie,
3. l'aspect de mouvement, étudié en cinématique,
4. l'aspect d'énergie, étudié en physique et chimie,
5. l'aspect vital, étudié en biologie, en physiologie et en morphologie,
6. l'aspect de sensation, étudié en psychologie.
7. l'aspect de réflexion, étudié en logique,
8. l'aspect de culture, étudié en histoire,
9. l'aspect de communication symbolique, étudié en linguistique, et en sémantique
10. l'aspect social, étudié en sociologie,
11. l'aspect économique, étudié en économie,
12. l'aspect de beauté, étudié en esthétique,
13. l'aspect de justice, étudié en droit,
14. l'aspect d'amour, étudié en éthique,
15. l'aspect de foi
, sûreté, confiance, étudié en théologie, idéologie etc.
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Le sujet que j'ai choisi pour mon traité me donne l'occasion d'informer le lecteur étranger de quelques traits fondamentaux de la philosophie nouvelle, qui s'est développée pendant environ vingt ans à l'Université libre d'Amsterdam et qui est devenue connue sous le nom de philosophie de l'idée de la loi.

Que veut cette philosophie?
C'est un fait généralement connu que l'étudiant intéressé qui se met à l'étude de l'histoire de la philosophie se trouve fort embarrassé et même déçu par le fait qu'il doit constater un désaccord profond entre les diverses écoles même à l'égard des principes les plus fondamentaux de la philosophie. Or le point le plus embarrassant peut-être dans cette situation c'est que les diverses écoles, du moins en tant qu'elles soutiennent le caractère scientifique de la philosophie, prétendent toutes également de se fonder seulement sur des principes purement théoriques et scientifiques, qu'elles sont en d'autres termes toutes adhérentes à la prétendue autonomie de la raison. Cependant, si cela était vrai, il semble pourtant un peu étonnant, qu'elles n'y puissent réussir à se convaincre les unes les autres par des arguments purement scientifiques. Quand par exemple un philosophe de l'école Thomiste scolastique prétend pouvoir démontrer par des arguments purement scientifiques l'existence d'un Dieu suprême, cause première et but final de l'univers, et l'existence d'une âme rationelle immortelle comme substance immatérielle, indissoluble et simple, il entre en conflit avec un philosophe de l'école Kantienne criticiste qui prétend tout au contraire, que tous ces arguments sont issus d'une métaphysique vaine et infertile, reposant seulement sur un emploi abusif des catégories de l'entendement et des idées théoriques de la raison pure. 

Le Thomiste à son tour ne se croit pas touché par les arguments criticistes. Le résultat sera donc que ces deux écoles continueront de suivre leur propre voie après un combat simule. Ont-elles eu un contact intellectuel réel? Je crois devoir le nier. Cela nous donne lieu à soulever la question si des principes théoriques sont le vrai point de départ de ces écoles. Ne serait-il pas possible que leur vrai point de départ se cache sous des prétendues thèses scientifiques et que la pensée scientifique ait des racines plus profondes, qu'il faut découvrir pour rétablir un vrai contact entre les diverses écoles de la pensée philosophique? La Philosophie de l'idée de la loi ä soulève cette question qui est étroitement liée à la question de la relation entre la pensée scientifique et la foi. Elle a commencé par une critique transcendentale de la pensée philosophique. Elle veut une recherche profonde de la structure universelle et nécessaire de cette pensée.

Elle a entamé cette critique en soulevant le problème: Comment une philosophie de nature scientifique est-elle possible? C'est-à-dire sous quelles conditions universelles et nécessaires? Au premier abord il pourrait sembler que ce problème n'est pas du tout nouveau. N'est-ce pas Kant, le celèbre fondateur de l'école criticiste, qui a déja posé la question: Comment une experience objective, c'est-à-dire une expérience véritablement scientifique est-elle possible? Seulement ce dernier problème n'est pas du tout identique à celui qui a été soulevé par la philosophie de l'idée de la loi. C'est que Kant ne voulait rechercher que les fondements objectives des sciences mathématiques et de la physique Newtonienne et qu'il voulait en outre rechercher les vraies limites de la pensée scientifique à l'égard de la métaphysique. Mais il n'a pas examiné la possibilité d'une théorie critique du savoir humain comme théorie scientifique pure. Dans l'introduction de son oeuvre célèbre: Critique de la raison pure, il invite ses lecteurs à n'accepter aucune donnée que la raison pure. Par conséquent: l'attitude théorique de la pensée n'a pour lui rien de problématique. Il la considère comme une donnée inébranlable.

Or c'est justement ici que la philosophie de l'idée de la loi met son point d'interrogation critique. Elle veut une recherche véritablement critique de la structure de la pensée théorique comme telle.

Par quels traits typiques la pensée scientifique se distingue-t-elle de la pensée pré-scientifique de l'experience de la vie commune?

Sans doute, elle est caractérisée par une attitude spécifique, dans laquelle nous créons une distance théorique entre l'aspect logique de notre pensée et l'aspect non logique de la réalité qui sera scrutiné. Dans cette relation antithétique l'aspect non logique oppose une resistance à tout effort de notre entendement pour le comprendre dans un concept logique. Et de cette antithèse théorique surgit le problème scientifique. Les Allemands ont exprimé cette résistance théorique de l'object de la science très énergiquement par le mot Gegenstand.

Est-ce que cette relation antithétique répond à la réalité? Pas du tout. Si cela était vrai, il y aurait en effet un abîme profond entre l'aspect logique de notre pensée et l'aspect non logique qui est son "Gegenstand", son opposé. En ce cas il n'y aurait pas une possibilité de construire un pont sur cet abîme. La possibilité de la science serait perdue.

En vérité la relation antithétique ne repose que sur une abstraction de nature purement théorique. En effet les divers aspects modals de la réalité sont indissolublement liés par le
temps universel, qui est la couche la plus profonde de la réalité temporelle et qui dans tous les aspects s'exprime d'une façon modale spécifique. Cela nous donne lieu à poser un deuxième problème, que nous pouvons formuler ainsi: De quoi fait-on abstraction dans la pensée scientifique et comment cette abstraction est elle possible?

En posant ce problème, il nous est interdit de partir de la relation antithétique comme d'une donnée non problématique. Cette relation n'est pas du tout une donnée, mais elle contient justement un problème fondamental.

Confrontons maintenant l'attitude théorique à l'attitude pré-théorique de l'expérience commune. La dernière est caractérisée par un manque absolu de toute relation antithétique. Nous sommes, en tant que nous nous trouvons dans l'attitude de cette expérience, tout a fait au-dedans de la réalité empirique avec toutes les fonctions de notre conscience. II n'y a pas de distance, il n'y a pas d'opposition entre l'aspect logique de notre pensée et les aspects non logiques de la réalité. Mais s'il y a un manque absolu de toute relation antithétique, l'expérience naïve est néanmoins caractérisée par une autre relation, qui est bien différente de la première: C'est la relation du sujet à l'objet de notre expérience. La philosophie courante a très à tort confondu cette relation avec la relation antithétique de la pensée théorique. En effet elle est justement le contraire de celle-là. Dans l'expérience naïve nous attribuons sans aucune hésitation des qualités objectives de nature sensuelle, logique, culturelle, sociale, esthétique, et même morale aux objets de notre vie commune. Nous savons très bien qu'ils ne peuvent pas fonctionner comme sujets qui sentent, qui distinguent logiquement, qui vivent ensemble dans une société, qui ont des jugements de valeur. Nous savons parfaitement que ces qualités objectives ne leur appartiennent que par rapport aux fonctions subjectives d'une conscience possible. Et nous éprouvons cette relation du sujet à l'objet comme une relation structurelle de la réalité elle-même. C'est-à-dire: La couleur sensuelle n'appartient à la rose que par rapport à une perception sensuelle possible, pas du tout seulement par rapport à ma perception individuelle ou à la vôtre. Pour résumer: La relation du sujet à l'objet laisse la réalité intacte, ensemble. La relation antithétique au contraire est le produit d'une analyse, d'une abstraction.

La vue que je vous ai donnée ici sur l'expérience naïve n'est pas du tout généralement reconnue. Selon l'opinion courante l'expérience naïve est considerée du point de vue théorique, eile est conçue comme une théorie spécifique de la réalité, une théorie ainsi nommée réaliste naïve, ou une théorie d'image. Selon cette théorie l'expérience naïve s'imaginerait que la conscience humaine est placée comme un appareil de photographie vis-à-vis d'une réalité en soi, c'est-à-dire vis-à-vis d'une réalité comme elle serait en étant indépendante de la conscience humaine. Or le réalisme naïf s'imaginerait que cette réalité en soi se reproduirait fidèlement et intégralement dans la conscience. Voilà une conception de l'expérience naïve fort erronnée. L'expérience naïve n'est pas une théorie de la réalité, elle prend plutôt la réalité, comme elle se donne structuralement, c'est-à-dire dans des structures totales d'individualité, embrassant tous les aspects modals en les groupant d'une façon typique dans une totalité individuelle. Elle est elle même une donnée, ou plutôt la grande donnée pour toute théorie de la réalité et du savoir.

Retournons maintenant à la relation antithétique de la pensée scientifique. Nous avons vu, que de cette relation surgit le problème scientifique. Cependant, la pensée théorique ne peut s'arrêter devant le problème. Elle doit s'avancer de l'antithèse théorique à la synthèse. Il lui faut parvenir à un concept logique de l'aspect non logique de la réalité.

Ici il surgit un nouveau problème, que nous pouvons formuler ainsi: De quel point de départ est-il possible de réunir les divers aspects modals de la réalité, qui sont séparés et se sont opposés mutuellement dans la relation antithétique, dans une vue synthétique?

En soulevant ce problème, la philosophie de l'idée de la loi soumet chaque point de départ possible de la pensée philosophique à une critique fondamentale.

Or, il n'est pas douteux, qu'une attitude vraiment critique de la pensée ne nous permet pas de choisir le point de départ dans un des termes opposés de la relation antithétique, c'est-à-dire ni dans l'aspect logique de notre pensée, ni dans l'aspect non logique du "Gegenstand" de notre pensée. Cependant la philosophie courante semble obligée par son dogme de l'autonomie de la raison, de chercher son point de départ dans la pensée théorique elle-même.

Or ici se soulève un embarras inéluctable.

Car, par sa structure intrinsèque, l'aspect logique de notre pensée en sa fonction scientifique est obligé de procéder par une synthèse théorique. Or, il y a autant de synthèses théoriques possibles que la réalité a des aspects. II y a une synthèse de nature mathématique, de nature physique, de nature biologique, de nature psychologique, de nature historique, de nature sociologique, etc. etc. Dans laquelle de ses synthèses possibles la pensée philosophique cherchera-t-elle son point de départ?

N'importe quelle de ces possibilités elle préférera, cela reviendra toujours à l'exagération d'un des aspects, compris synthétiquement, sans parler du fait indéniable que le problème de la synthèse elle-même reste ici irrésolu. Et cela reviendra toujours à la proclamation de l'absolutisme d'un des points de vue synthétiques spéciaux. Voilà la vraie source de tous les "ismes" dans la philosophie, qui hantent le théâtre de la pensée scientifique et qui se combattent mutuellement avec acharnement.

Or il est curieux, qu'en apparence tous ces "ismes" se laissent poursuivre dans la théorie. Comment cela est il possible? La philosophie de l'idée de la loi a dévoilé ce mystère par une analyse sérieuse de la structure des aspects modals de la réalité.

Ces divers aspects ont une structure constante dans le temps universel, qui est la condition nécessaire pour le fonctionnement des phénomènes variables dans le cadre des aspects. Dans cette structure modale nous rencontrons nécessairement un moment central et directif, qui ne peut être logiquement défini, parce que c'est justement ce moment central, par lequel l'aspect maintient son irréductibilité à l'égard de tous les autres aspects de la réalité, même à l'égard de l'aspect logique de notre pensée.

Nous appelons ce moment directif de l'aspect le moment nucléaireLe moment nucléaire ne peut cependant déployer son sens irréductible que dans une liaison étroïte avec une série d'autres moments.

Ces derniers moments sont partiellement de nature analogiquec'est-à-dire ils rappellent les moments nucléaires de tous les aspects qui ont une place antérieure dans l'ordre des aspects; et partiellement elles sont de nature d'anticipations, qui rappellent les moments nucléaires de tous les aspects qui ont une place postérieure dans cet ordre.

Prenons par exemple l'aspect sensitif de la réalité. Dans la structure de cet aspect, nous rencontrons un element nucléaire qui se ne laisse pas réduire plus loin et qui garantit l'irréductibilité de l'aspect selon son propre sens. Ce moment nucléaire c'est le moment sensitif comme tel. "Was man nicht definieren kann, das sieht man als ein Fühlen an." disent les Allemands. Seulement il serait fort erroné de croire qu'il s'agit ici seulement d'un trait caractéristique de l'aspect sensitif de la réalité. En effet nous rencontrons la même situation dans tous les autres aspects modaux.

Mais autour de ce moment central ou nucléaire il se groupent des moments analogiques. Nous rencontrons en premier lieu un moment analogique qui rappelle le moment nucléaire de l'aspect biologique de la réalite. Il y a une vie sensitive et dans ce moment vital l'aspect sensitif découvre sa liaison indissoluble avec l'aspect de la vie organique. La vie sensitive n'est pas identique avec la vie organique de notre corps. Elle obéit à ses propres lois, qui sont de nature psychique, elle reste caractérisée par le moment nucléaire de son aspect: le moment sensitif. Néanmoins il n'y a pas de vie sensitive possible sans le fondement solide
d'une vie organique au sens biologique.

Ensuite nous rencontrons dans la structure de l'aspect sensitif un moment analogique, qui rappelle le moment nucléaire de l'aspect physique du mouvement.

Il n'y a pas de vie sensitive possible qui ne se révèle dans des émotions. Or, l'émotion c'est un mouvement de nature sensitive. Ce mouvement sensitif ne se laisse pas réduire au mouvement physique et chimique. II reste caractérisé par son moment nucléaire sensitif et reste soumis à ses propres lois, qui sont de nature psychique. Seulement toute émotion sensitive se fait sur le fondement solide des mouvements physiques et chimiques dans notre corps.

Ensuite nous rencontrons dans la structure de l'aspect sensitif un moment analogique, qui rappelle le moment nucléaire de l'aspect spatial de la réalité. Dans la vie sensitive il se trouve nécessairement un sentiment spatial, qui correspond à l'espace sensuel objectif de notre perception, différencié en un espace optique, un espace auditif et un espace tactile. Cet espace sensuel n'est pas du tout identique avec l'espace mathématique. Seulement il n'est pas possible sans le fondement du dernier.

Enfin nous rencontrons dans la structure de l'aspect sensitif un moment analogique, qui rappelle le moment nucléaire de l'aspect arithmétique de la quantité pure ou du nombre. II n'y a pas de vie émotionelle possible sans une multiplicité et diversité de sensations.

Cette multiplicité sensuelle n'est pas du tout identique à une multiplicité au sens arithmétique. Elle est de nature qualitative et psychique. Elle ne permet pas une isolation quantitative, comme les divers parts d'une ligne droite. Les diverses sensations se pénètrent mutuellement. Seulement cette multiplicité sensuelle n'est pas possible sans le fondement d'une multiplicité arithmétique.

Jusque-là nous avons analysé la structure modale de l'aspect sensitif seulement dans la direction analogique. C'est la "Situation primitive ou fermée" dans laquelle nous rencontrons la vie sensitive chez les animaux. Seulement quand vous recherchez la vie sensitive humaine vous y découvrirez des moments d'anticipation par lesquelles cette vie se rapporte aux moments nucléaires de tous les aspects postérieurs de la réalité. Nous y rencontrons successivement un sentiment logique, un sentiment historique, un sentiment linguistique, un sentiment social de convenance et de tact, un sentiment économique, un sentiment esthétique, un sentiment de droit, un sentiment moral et un sentiment de certitude inébranlable, qui se rapporte à la foi.

Et ici se dévoile un phénomène structural, que nous appelons l'universalité dans son propre cercle de chaque aspect modal de la réalité. Chaque aspect est un vrai miroir de l'ordre integral des aspects, il reflète dans son propre sens la totalité des aspects, dans l'ordre modal du temps universel.

Et voilà en même temps la clef de tous les ismes philosophiques. Nous comprenons maintenant comment il est possible qu'ils se laissent poursuivre tous également avec cette apparence de conviction.

Seulement il est evident que ses "ismes" ne peuvent résulter d'une attitude de pensée vraiment critique.

Car il faut choisir entre ces deux: Ou bien tous les ismes ont également raison. Et alors ils se détruisent mutuellement. Ou bien, ils ont également tort. Et cela est plus vraisemblable.

Ainsi il semble que l'opinion courante, qui soutient l'autonomie de la pensée scientifique s'est refutée elle-même. Cependant, c'est justement à ce point critique que le fondateur de
l'école criticiste Immanuel Kant a cru pouvoir montrer un autre chemin. Il a très bien vu que les divers "ismes" dans la philosophie manquent d'une attitude critique. Il cherche un point
de départ pour sa philosophie théorique, qui serait en effet élevé au-dessus des points de vue synthétiques spéciaux.

Et il est d'avis qu'on ne peut découvrir ce point transcendant de notre conscience que par la voie d'une connaissance de soi-mêmeCe chemin contient une grande promesse. Car il n'est pas douteux qu'en tant que notre pensée théorique s'est fixée sur les divers aspects de la réalité, elle s'est dissipée dans un diversité théorique. Seulement dans la voie de la connaissance de soi-même la conscience humaine peut se concentrer à un point central, où tous les aspects de notre existence convergent dans une unité de racine.

Les anciens philosophes grecs le savaient très bien. Socrate a dejà constaté que la connaissance de soi-même est la clef de toute la philosophie.

Seulement, il surgit ici un nouveau problème que nous pouvons formuler ainsi: Comment une connaissance de soi même est-elle possible? De quelle nature est cette connaissance? Kant ne veut pas du tout abandonner le point de départ théorique. Il est par suite du dogme de l'autonomie de la pensée scientifique obligé de chercher son point de départ dans la raison pure elle même.

Seulement, il s'imagine qu'il sera possible de montrer dans la pensée scientifique elle-même un point transcendental de notre conscience, qui sera élevée au-dessus des divers points de vue synthétiques spéciaux.

Voyons comment il croit résoudre ce problème.

Kant est d'avis, que dans l'aspect logique de notre pensée il se trouve un pôle subjectif: le je pense qui a un pole opposé dans toute la réalité empirique concrète, et qui garantit l'unité de racine de tous nous actes synthétiques.

Ce je pense est selon lui le sujet logique ultime qui ne peut jamais devenir le "Gegenstand" de notre connaissance, parce que tout acte de notre savoir théorique doit partir du je pense.

Ce "je pense" n'est pas du tout identique avec nos actes de pensée concrètes. Les derniers peuvent selon lui devenir eux-mêmes "Gegenstand" du "je pense".

Le "je pense" est une condition universelle et nécessaire de tout acte théorique et synthétique de notre conscience. II n'a pas d'individualité, il n'est pas de nature empirique. II est une condition de nature transcendentale de tout acte scientifique.

II faut se demander maintenant si Kant a réussi dans la demonstration d'un vrai point de départ dans la pensée théorique.

À cette question il faut répondre: Pas du tout. Comme nous avons vu tout à l'heure, le point de départ de la pensée théorique doit être élevé au-dessus des termes opposés de la relation antithétique. Mais Kant cherche son point de départ dans l'aspect logique de la pensée.

Le "je pense" reste dans la relation antithétique vis-à-vis du "Gegenstand". Dans l'aspect logique il ne se peut trouver une unité de racine, qui serait donnée dans le "je pense".

Car nous avons vu que la structure d'un aspect spécifique est toujours une unité dans la diversité des moments, et jamais une unité au-dessus des moments. En outre c'est une erreur profonde de s'imaginer que la réalité empirique elle-même pourrait devenir le "Gegenstand" de l'aspect logique de notre pensée.

Le "Gegenstand" est toujours le produit d'une abstraction théorique par laquelle un aspect non logique de la réalité est opposé à l'aspect logique de notre pensée.

Ainsi il surgit de nouveau le problème que nous avons déjà formule: Comment une connaissance de soi-même est-elle possible? Car il n'est pas douteux qu'en effet le chemin de la connaissance de soi-même sera la seule voie pour découvrir le vrai point de depart de notre pensée scientifique.

Or, il est généralement accordé qu'une connaissance de soi-même est toujours corrélative a une connaissance de Dieu.

Quand par exemple le célèbre penseur grec Aristote cherche la point caractéristique et central de la nature humaine dans l'entendement théorique, cette connaissance de soi-même est indissolublement liée à sa conception de Dieu: Dieu, c'est pour Aristote la pensée théorique absolue, la noèsis noèseoos, qui n'a pour objet qu'elle-même, et qui est la "forme pure", opposée à toute "matière". Quand dans la philosophie moderne le grand penseur allemand Leibniz cherche le point central de la nature humaine dans la pensée mathématique avec ces concepts clairs et distincts, cette connaissance de soi-même est tout à fait dépendente de sa conception de Dieu. Dieu, c'est pour Leibniz l'intellect archetype, le grand géomètre, la pensée creative.

Et quand le célèbre Kant dans sa Critique de la raison pratique cherche la vraie racine de la nature humaine dans la fonction morale, dans sa liberté de se donner la loi soi-même, cette connaissance de soi-même est tout à fait corrélative à son idée de Dieu, qui est de nature moraliste. En effet la connaissance de soi-même est de nature religieuse. 

Le moi de l'homme, c'est le point de concentration de toute son existence, de toutes ses fonctions dans les divers aspects de la réalité temporelle.

Le moi, c'est le centre religieux, le coeur, comme dit la Sainte Écriture, de toute l'existence.

Le moi recherche par une tendance originelle innée son origine divine et ne connaît soi-même que dans cette relation d'origine. Mais le moi comme centre religieux n'a pas une
existence isolée. Il a part à une communauté spirituelle, qui subsiste au moyen d'un esprit commun agissant comme une force motrice, comme un motif fondamental, sur l'attitude totale de la pensée et de la vie. Et c'est toujours un motif fondamental de nature religieuse qui est le vrai point de départ de toute philosophie possible. Cela est garanti par la structure elle-même de la pensée théorique que nous avons scrutiné auparavant.

Ces motifs religieux sont les vraies forces motrices, qui ont dominé l'évolution de la pensée scientifique occidentale. Ce sont toujours des motifs qui établissent une communauté de racine entre tous ceux, qui partent du même motif. Et ils dominent un penseur à un dégré d'autant plus haut qu'il n'est pas conscient de son motif religieux caché. Il y a eu principalement quatre grands motifs religieux qui ont dominé l'évolution de la pensée scientifique de l'occident et dont trois sont d'une nature dialectique, c'est à dire composés de motifs opposés "polairement".

Je ne puis que les signaler brièvement.

C'est en premier lieu le grand motif de la matière et de la formequi était le motif fondamental de la pensée grecque. Ce motif prend son origine dans un conflit irrésoluble dans la conscience religieuse des Grecs entre la religion naturelle des temps antérieurs et la religion culturelle des dieux olympiques.

Le motif de la matière correspond à la foi de la religion naturelle antérieure, selon laquelle la divinité était le grand courant vital sans forme stable et personelle, de qui sont issus tous les êtres de forme individuelle, soumis à la grande loi de devoir naître et mourir selon une nécessité aveugle, une Anangkè.

Le motif de la forme correspond à la foi de la religion postérieure des dieux olympiques, qui ne sont que des forces culturelles divinisées, et qui ont quitté la terre avec son courant de la vie, pour prendre une forme immortelle personelle et invisible.

Mais ces dieux olympiques n'ont pas de pouvoir vis-à-vis de l'Anangkè qui domine le courant de la vie et de la mort. L'Anangkè est leur grande antagoniste.

Le deuxième grand motif fondamental est introduit dans la pensée occidentale par la religion chrétienne: c'est le motif de la création, de la chute radicale par le péché et de la rédemption en Jésus Christ.

Le troisième grand motif fondamental est celui de la nature et de la grâce, introduit par le catholicisme et qui prend son origine dans un effort de réconcilier les motifs religieux antithétiques de la pensée grecque et de la pensée chrétienne.

Le quatrième grand motif fondamental est celui de la nature et de la liberté, introduit par l'Humanisme moderne, qui prend son origine dans un conflit irrésoluble entre le culte religieux de la personalité humaine dans sa liberté et son autonomie et le motif de domination, qui veut dominer la réalité par la science moderne naturelle en la reconstruisant dans une liaison rationelle et in-interrompue des causes et effets. Ce motif humaniste a résorbé en soi les trois motifs fondamentaux antérieurs en sécularisant le motif chrétien et celui du catholicisme.

Ces grands motifs religieux ont dominé la pensée philosophique en déterminant le contenu de l'idée théorique fondamentale concernant la relation mutuelle des divers aspects, qui se sont opposés mutuellement dans la relation antithétique, et concernant leur unité de racine. Cette idée théorique transcendentale est nommée l'idée de la loi, parce qu'elle est une idée de l'ordre structurelle de la réalité, qui est la condition transcendentale de toute acte synthétique de notre pensée.

Il est évident que la recherche critique de l'influence des grands motifs religieux sur la pensée scientifique doit ouvrir la porte à une vue plus profonde sur l'histoire de la philosophie.

Ici se découvrent en effet les racines profondes de la pensée scientifique, qui sous la vigueur du dogme de l'autonomie de la raison étaient cachés sous des masques théoriques.

Ici il est montré aussi la seule voie possible pour rétablir un vrai discours ou dialogue entre les diverses écoles, qui jusqu'à présent a paru être impossible par défaut de toute notion des vrais points de départ pour la philosophie. Herman Dooyeweerd  
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Voir aussi -
Dooyeweerd: La Sécularisation de la Science
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