Herman Dooyeweerd
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Les quinze aspects :
1. l'aspect numérique, étudié en arithmétique,
2. l'aspect spatial, étudié en géométrie,
3. l'aspect de mouvement, étudié en cinématique,
4. l'aspect d'énergie, étudié en physique et chimie,
5. l'aspect vital, étudié en biologie, en physiologie et en morphologie,
6. l'aspect de sensation, étudié en psychologie.
7. l'aspect de réflexion, étudié en logique,
8. l'aspect de culture, étudié en histoire,
9. l'aspect de communication symbolique, étudié en linguistique, et en sémantique
10. l'aspect social, étudié en sociologie,
11. l'aspect économique, étudié en économie,
12. l'aspect de beauté, étudié en esthétique,
13. l'aspect de justice, étudié en droit,
14. l'aspect d'amour, étudié en éthique,
15. l'aspect de foi, sûreté, confiance, étudié en théologie, idéologie etc.
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Le sujet que j'ai choisi pour mon traité me donne l'occasion d'informer le lecteur étranger de quelques traits fondamentaux de la philosophie nouvelle, qui s'est développée pendant environ vingt ans à l'Université libre d'Amsterdam et qui est devenue connue sous le nom de philosophie de l'idée de la loi.Que veut cette philosophie?
C'est un fait généralement connu que l'étudiant intéressé qui se met à l'étude de l'histoire de la philosophie se trouve fort embarrassé et même déçu par le fait qu'il doit constater un désaccord profond entre les diverses écoles même à l'égard des principes les plus fondamentaux de la philosophie. Or le point le plus embarrassant peut-être dans cette situation c'est que les diverses écoles, du moins en tant qu'elles soutiennent le caractère scientifique de la philosophie, prétendent toutes également de se fonder seulement sur des principes purement théoriques et scientifiques, qu'elles sont en d'autres termes toutes adhérentes à la prétendue autonomie de la raison. Cependant, si cela était vrai, il semble pourtant un peu étonnant, qu'elles n'y puissent réussir à se convaincre les unes les autres par des arguments purement scientifiques. Quand par exemple un philosophe de l'école Thomiste scolastique prétend pouvoir démontrer par des arguments purement scientifiques l'existence d'un Dieu suprême, cause première et but final de l'univers, et l'existence d'une âme rationelle immortelle comme substance immatérielle, indissoluble et simple, il entre en conflit avec un philosophe de l'école Kantienne criticiste qui prétend tout au contraire, que tous ces arguments sont issus d'une métaphysique vaine et infertile, reposant seulement sur un emploi abusif des catégories de l'entendement et des idées théoriques de la raison pure.
Le Thomiste à son tour ne se croit pas touché par les arguments criticistes. Le résultat sera donc que ces deux écoles continueront de suivre leur propre voie après un combat simule. Ont-elles eu un contact intellectuel réel? Je crois devoir le nier. Cela nous donne lieu à soulever la question si des principes théoriques sont le vrai point de départ de ces écoles. Ne serait-il pas possible que leur vrai point de départ se cache sous des prétendues thèses scientifiques et que la pensée scientifique ait des racines plus profondes, qu'il faut découvrir pour rétablir un vrai contact entre les diverses écoles de la pensée philosophique? La Philosophie de l'idée de la loi ä soulève cette question qui est étroitement liée à la question de la relation entre la pensée scientifique et la foi. Elle a commencé par une critique transcendentale de la pensée philosophique. Elle veut une recherche profonde de la structure universelle et nécessaire de cette pensée.
Elle a entamé cette critique en soulevant le problème: Comment une philosophie de nature scientifique est-elle possible? C'est-à-dire sous quelles conditions universelles et nécessaires? Au premier abord il pourrait sembler que ce problème n'est pas du tout nouveau. N'est-ce pas Kant, le celèbre fondateur de l'école criticiste, qui a déja posé la question: Comment une experience objective, c'est-à-dire une expérience véritablement scientifique est-elle possible? Seulement ce dernier problème n'est pas du tout identique à celui qui a été soulevé par la philosophie de l'idée de la loi. C'est que Kant ne voulait rechercher que les fondements objectives des sciences mathématiques et de la physique Newtonienne et qu'il voulait en outre rechercher les vraies limites de la pensée scientifique à l'égard de la métaphysique. Mais il n'a pas examiné la possibilité d'une théorie critique du savoir humain comme théorie scientifique pure. Dans l'introduction de son oeuvre célèbre: Critique de la raison pure, il invite ses lecteurs à n'accepter aucune donnée que la raison pure. Par conséquent: l'attitude théorique de la pensée n'a pour lui rien de problématique. Il la considère comme une donnée inébranlable.
Or c'est justement ici que la philosophie de l'idée de la loi met son point d'interrogation critique. Elle veut une recherche véritablement critique de la structure de la pensée théorique comme telle.
Par quels traits typiques la pensée scientifique se distingue-t-elle de la pensée pré-scientifique de l'experience de la vie commune?
Sans doute, elle est caractérisée par une attitude spécifique, dans laquelle nous créons une distance théorique entre l'aspect logique de notre pensée et l'aspect non logique de la réalité qui sera scrutiné. Dans cette relation antithétique l'aspect non logique oppose une resistance à tout effort de notre entendement pour le comprendre dans un concept logique. Et de cette antithèse théorique surgit le problème scientifique. Les Allemands ont exprimé cette résistance théorique de l'object de la science très énergiquement par le mot Gegenstand.
Est-ce que cette relation antithétique répond à la réalité? Pas du tout. Si cela était vrai, il y aurait en effet un abîme profond entre l'aspect logique de notre pensée et l'aspect non logique qui est son "Gegenstand", son opposé. En ce cas il n'y aurait pas une possibilité de construire un pont sur cet abîme. La possibilité de la science serait perdue.
En vérité la relation antithétique ne repose que sur une abstraction de nature purement théorique. En effet les divers aspects modals de la réalité sont indissolublement liés par le
temps universel, qui est la couche la plus profonde de la réalité temporelle et qui dans tous les aspects s'exprime d'une façon modale spécifique. Cela nous donne lieu à poser un deuxième problème, que nous pouvons formuler ainsi: De quoi fait-on abstraction dans la pensée scientifique et comment cette abstraction est elle possible?
En posant ce problème, il nous est interdit de partir de la relation antithétique comme d'une donnée non problématique. Cette relation n'est pas du tout une donnée, mais elle contient justement un problème fondamental.
Confrontons maintenant l'attitude théorique à l'attitude pré-théorique de l'expérience commune. La dernière est caractérisée par un manque absolu de toute relation antithétique. Nous sommes, en tant que nous nous trouvons dans l'attitude de cette expérience, tout a fait au-dedans de la réalité empirique avec toutes les fonctions de notre conscience. II n'y a pas de distance, il n'y a pas d'opposition entre l'aspect logique de notre pensée et les aspects non logiques de la réalité. Mais s'il y a un manque absolu de toute relation antithétique, l'expérience naïve est néanmoins caractérisée par une autre relation, qui est bien différente de la première: C'est la relation du sujet à l'objet de notre expérience. La philosophie courante a très à tort confondu cette relation avec la relation antithétique de la pensée théorique. En effet elle est justement le contraire de celle-là. Dans l'expérience naïve nous attribuons sans aucune hésitation des qualités objectives de nature sensuelle, logique, culturelle, sociale, esthétique, et même morale aux objets de notre vie commune. Nous savons très bien qu'ils ne peuvent pas fonctionner comme sujets qui sentent, qui distinguent logiquement, qui vivent ensemble dans une société, qui ont des jugements de valeur. Nous savons parfaitement que ces qualités objectives ne leur appartiennent que par rapport aux fonctions subjectives d'une conscience possible. Et nous éprouvons cette relation du sujet à l'objet comme une relation structurelle de la réalité elle-même. C'est-à-dire: La couleur sensuelle n'appartient à la rose que par rapport à une perception sensuelle possible, pas du tout seulement par rapport à ma perception individuelle ou à la vôtre. Pour résumer: La relation du sujet à l'objet laisse la réalité intacte, ensemble. La relation antithétique au contraire est le produit d'une analyse, d'une abstraction.
La vue que je vous ai donnée ici sur l'expérience naïve n'est pas du tout généralement reconnue. Selon l'opinion courante l'expérience naïve est considerée du point de vue théorique, eile est conçue comme une théorie spécifique de la réalité, une théorie ainsi nommée réaliste naïve, ou une théorie d'image. Selon cette théorie l'expérience naïve s'imaginerait que la conscience humaine est placée comme un appareil de photographie vis-à-vis d'une réalité en soi, c'est-à-dire vis-à-vis d'une réalité comme elle serait en étant indépendante de la conscience humaine. Or le réalisme naïf s'imaginerait que cette réalité en soi se reproduirait fidèlement et intégralement dans la conscience. Voilà une conception de l'expérience naïve fort erronnée. L'expérience naïve n'est pas une théorie de la réalité, elle prend plutôt la réalité, comme elle se donne structuralement, c'est-à-dire dans des structures totales d'individualité, embrassant tous les aspects modals en les groupant d'une façon typique dans une totalité individuelle. Elle est elle même une donnée, ou plutôt la grande donnée pour toute théorie de la réalité et du savoir.
Retournons maintenant à la relation antithétique de la pensée scientifique. Nous avons vu, que de cette relation surgit le problème scientifique. Cependant, la pensée théorique ne peut s'arrêter devant le problème. Elle doit s'avancer de l'antithèse théorique à la synthèse. Il lui faut parvenir à un concept logique de l'aspect non logique de la réalité.
Ici il surgit un nouveau problème, que nous pouvons formuler ainsi: De quel point de départ est-il possible de réunir les divers aspects modals de la réalité, qui sont séparés et se sont opposés mutuellement dans la relation antithétique, dans une vue synthétique?
En soulevant ce problème, la philosophie de l'idée de la loi soumet chaque point de départ possible de la pensée philosophique à une critique fondamentale.
Or, il n'est pas douteux, qu'une attitude vraiment critique de la pensée ne nous permet pas de choisir le point de départ dans un des termes opposés de la relation antithétique, c'est-à-dire ni dans l'aspect logique de notre pensée, ni dans l'aspect non logique du "Gegenstand" de notre pensée. Cependant la philosophie courante semble obligée par son dogme de l'autonomie de la raison, de chercher son point de départ dans la pensée théorique elle-même.
Or ici se soulève un embarras inéluctable.
Car, par sa structure intrinsèque, l'aspect logique de notre pensée en sa fonction scientifique est obligé de procéder par une synthèse théorique. Or, il y a autant de synthèses théoriques possibles que la réalité a des aspects. II y a une synthèse de nature mathématique, de nature physique, de nature biologique, de nature psychologique, de nature historique, de nature sociologique, etc. etc. Dans laquelle de ses synthèses possibles la pensée philosophique cherchera-t-elle son point de départ?
N'importe quelle de ces possibilités elle préférera, cela reviendra toujours à l'exagération d'un des aspects, compris synthétiquement, sans parler du fait indéniable que le problème de la synthèse elle-même reste ici irrésolu. Et cela reviendra toujours à la proclamation de l'absolutisme d'un des points de vue synthétiques spéciaux. Voilà la vraie source de tous les "ismes" dans la philosophie, qui hantent le théâtre de la pensée scientifique et qui se combattent mutuellement avec acharnement.
Or il est curieux, qu'en apparence tous ces "ismes" se laissent poursuivre dans la théorie. Comment cela est il possible? La philosophie de l'idée de la loi a dévoilé ce mystère par une analyse sérieuse de la structure des aspects modals de la réalité.
Ces divers aspects ont une structure constante dans le temps universel, qui est la condition nécessaire pour le fonctionnement des phénomènes variables dans le cadre des aspects. Dans cette structure modale nous rencontrons nécessairement un moment central et directif, qui ne peut être logiquement défini, parce que c'est justement ce moment central, par lequel l'aspect maintient son irréductibilité à l'égard de tous les autres aspects de la réalité, même à l'égard de l'aspect logique de notre pensée.
Nous appelons ce moment directif de l'aspect le moment nucléaire. Le moment nucléaire ne peut cependant déployer son sens irréductible que dans une liaison étroïte avec une série d'autres moments.
Ces derniers moments sont partiellement de nature analogique, c'est-à-dire ils rappellent les moments nucléaires de tous les aspects qui ont une place antérieure dans l'ordre des aspects; et partiellement elles sont de nature d'anticipations, qui rappellent les moments nucléaires de tous les aspects qui ont une place postérieure dans cet ordre.
Prenons par exemple l'aspect sensitif de la réalité. Dans la structure de cet aspect, nous rencontrons un element nucléaire qui se ne laisse pas réduire plus loin et qui garantit l'irréductibilité de l'aspect selon son propre sens. Ce moment nucléaire c'est le moment sensitif comme tel. "Was man nicht definieren kann, das sieht man als ein Fühlen an." disent les Allemands. Seulement il serait fort erroné de croire qu'il s'agit ici seulement d'un trait caractéristique de l'aspect sensitif de la réalité. En effet nous rencontrons la même situation dans tous les autres aspects modaux.
Mais autour de ce moment central ou nucléaire il se groupent des moments analogiques. Nous rencontrons en premier lieu un moment analogique qui rappelle le moment nucléaire de l'aspect biologique de la réalite. Il y a une vie sensitive et dans ce moment vital l'aspect sensitif découvre sa liaison indissoluble avec l'aspect de la vie organique. La vie sensitive n'est pas identique avec la vie organique de notre corps. Elle obéit à ses propres lois, qui sont de nature psychique, elle reste caractérisée par le moment nucléaire de son aspect: le moment sensitif. Néanmoins il n'y a pas de vie sensitive possible sans le fondement solide
d'une vie organique au sens biologique.
Ensuite nous rencontrons dans la structure de l'aspect sensitif un moment analogique, qui rappelle le moment nucléaire de l'aspect physique du mouvement.
Il n'y a pas de vie sensitive possible qui ne se révèle dans des émotions. Or, l'émotion c'est un mouvement de nature sensitive. Ce mouvement sensitif ne se laisse pas réduire au mouvement physique et chimique. II reste caractérisé par son moment nucléaire sensitif et reste soumis à ses propres lois, qui sont de nature psychique. Seulement toute émotion sensitive se fait sur le fondement solide des mouvements physiques et chimiques dans notre corps.
Ensuite nous rencontrons dans la structure de l'aspect sensitif un moment analogique, qui rappelle le moment nucléaire de l'aspect spatial de la réalité. Dans la vie sensitive il se trouve nécessairement un sentiment spatial, qui correspond à l'espace sensuel objectif de notre perception, différencié en un espace optique, un espace auditif et un espace tactile. Cet espace sensuel n'est pas du tout identique avec l'espace mathématique. Seulement il n'est pas possible sans le fondement du dernier.
Enfin nous rencontrons dans la structure de l'aspect sensitif un moment analogique, qui rappelle le moment nucléaire de l'aspect arithmétique de la quantité pure ou du nombre. II n'y a pas de vie émotionelle possible sans une multiplicité et diversité de sensations.
Cette multiplicité sensuelle n'est pas du tout identique à une multiplicité au sens arithmétique. Elle est de nature qualitative et psychique. Elle ne permet pas une isolation quantitative, comme les divers parts d'une ligne droite. Les diverses sensations se pénètrent mutuellement. Seulement cette multiplicité sensuelle n'est pas possible sans le fondement d'une multiplicité arithmétique.
Jusque-là nous avons analysé la structure modale de l'aspect sensitif seulement dans la direction analogique. C'est la "Situation primitive ou fermée" dans laquelle nous rencontrons la vie sensitive chez les animaux. Seulement quand vous recherchez la vie sensitive humaine vous y découvrirez des moments d'anticipation par lesquelles cette vie se rapporte aux moments nucléaires de tous les aspects postérieurs de la réalité. Nous y rencontrons successivement un sentiment logique, un sentiment historique, un sentiment linguistique, un sentiment social de convenance et de tact, un sentiment économique, un sentiment esthétique, un sentiment de droit, un sentiment moral et un sentiment de certitude inébranlable, qui se rapporte à la foi.
Et ici se dévoile un phénomène structural, que nous appelons l'universalité dans son propre cercle de chaque aspect modal de la réalité. Chaque aspect est un vrai miroir de l'ordre integral des aspects, il reflète dans son propre sens la totalité des aspects, dans l'ordre modal du temps universel.
Et voilà en même temps la clef de tous les ismes philosophiques. Nous comprenons maintenant comment il est possible qu'ils se laissent poursuivre tous également avec cette apparence de conviction.
Seulement il est evident que ses "ismes" ne peuvent résulter d'une attitude de pensée vraiment critique.
Car il faut choisir entre ces deux: Ou bien tous les ismes ont également raison. Et alors ils se détruisent mutuellement. Ou bien, ils ont également tort. Et cela est plus vraisemblable.
Ainsi il semble que l'opinion courante, qui soutient l'autonomie de la pensée scientifique s'est refutée elle-même. Cependant, c'est justement à ce point critique que le fondateur de
l'école criticiste Immanuel Kant a cru pouvoir montrer un autre chemin. Il a très bien vu que les divers "ismes" dans la philosophie manquent d'une attitude critique. Il cherche un point
de départ pour sa philosophie théorique, qui serait en effet élevé au-dessus des points de vue synthétiques spéciaux.
Et il est d'avis qu'on ne peut découvrir ce point transcendant de notre conscience que par la voie d'une connaissance de soi-même. Ce chemin contient une grande promesse. Car il n'est pas douteux qu'en tant que notre pensée théorique s'est fixée sur les divers aspects de la réalité, elle s'est dissipée dans un diversité théorique. Seulement dans la voie de la connaissance de soi-même la conscience humaine peut se concentrer à un point central, où tous les aspects de notre existence convergent dans une unité de racine.
Les anciens philosophes grecs le savaient très bien. Socrate a dejà constaté que la connaissance de soi-même est la clef de toute la philosophie.
Seulement, il surgit ici un nouveau problème que nous pouvons formuler ainsi: Comment une connaissance de soi même est-elle possible? De quelle nature est cette connaissance? Kant ne veut pas du tout abandonner le point de départ théorique. Il est par suite du dogme de l'autonomie de la pensée scientifique obligé de chercher son point de départ dans la raison pure elle même.
Seulement, il s'imagine qu'il sera possible de montrer dans la pensée scientifique elle-même un point transcendental de notre conscience, qui sera élevée au-dessus des divers points de vue synthétiques spéciaux.
Voyons comment il croit résoudre ce problème.
Kant est d'avis, que dans l'aspect logique de notre pensée il se trouve un pôle subjectif: le je pense qui a un pole opposé dans toute la réalité empirique concrète, et qui garantit l'unité de racine de tous nous actes synthétiques.
Ce je pense est selon lui le sujet logique ultime qui ne peut jamais devenir le "Gegenstand" de notre connaissance, parce que tout acte de notre savoir théorique doit partir du je pense.
Ce "je pense" n'est pas du tout identique avec nos actes de pensée concrètes. Les derniers peuvent selon lui devenir eux-mêmes "Gegenstand" du "je pense".
Le "je pense" est une condition universelle et nécessaire de tout acte théorique et synthétique de notre conscience. II n'a pas d'individualité, il n'est pas de nature empirique. II est une condition de nature transcendentale de tout acte scientifique.
II faut se demander maintenant si Kant a réussi dans la demonstration d'un vrai point de départ dans la pensée théorique.
À cette question il faut répondre: Pas du tout. Comme nous avons vu tout à l'heure, le point de départ de la pensée théorique doit être élevé au-dessus des termes opposés de la relation antithétique. Mais Kant cherche son point de départ dans l'aspect logique de la pensée.
Le "je pense" reste dans la relation antithétique vis-à-vis du "Gegenstand". Dans l'aspect logique il ne se peut trouver une unité de racine, qui serait donnée dans le "je pense".
Car nous avons vu que la structure d'un aspect spécifique est toujours une unité dans la diversité des moments, et jamais une unité au-dessus des moments. En outre c'est une erreur profonde de s'imaginer que la réalité empirique elle-même pourrait devenir le "Gegenstand" de l'aspect logique de notre pensée.
Le "Gegenstand" est toujours le produit d'une abstraction théorique par laquelle un aspect non logique de la réalité est opposé à l'aspect logique de notre pensée.
Ainsi il surgit de nouveau le problème que nous avons déjà formule: Comment une connaissance de soi-même est-elle possible? Car il n'est pas douteux qu'en effet le chemin de la connaissance de soi-même sera la seule voie pour découvrir le vrai point de depart de notre pensée scientifique.
Or, il est généralement accordé qu'une connaissance de soi-même est toujours corrélative a une connaissance de Dieu.
Quand par exemple le célèbre penseur grec Aristote cherche la point caractéristique et central de la nature humaine dans l'entendement théorique, cette connaissance de soi-même est indissolublement liée à sa conception de Dieu: Dieu, c'est pour Aristote la pensée théorique absolue, la noèsis noèseoos, qui n'a pour objet qu'elle-même, et qui est la "forme pure", opposée à toute "matière". Quand dans la philosophie moderne le grand penseur allemand Leibniz cherche le point central de la nature humaine dans la pensée mathématique avec ces concepts clairs et distincts, cette connaissance de soi-même est tout à fait dépendente de sa conception de Dieu. Dieu, c'est pour Leibniz l'intellect archetype, le grand géomètre, la pensée creative.
Et quand le célèbre Kant dans sa Critique de la raison pratique cherche la vraie racine de la nature humaine dans la fonction morale, dans sa liberté de se donner la loi soi-même, cette connaissance de soi-même est tout à fait corrélative à son idée de Dieu, qui est de nature moraliste. En effet la connaissance de soi-même est de nature religieuse.
Le moi de l'homme, c'est le point de concentration de toute son existence, de toutes ses fonctions dans les divers aspects de la réalité temporelle.
Le moi, c'est le centre religieux, le coeur, comme dit la Sainte Écriture, de toute l'existence.
Le moi recherche par une tendance originelle innée son origine divine et ne connaît soi-même que dans cette relation d'origine. Mais le moi comme centre religieux n'a pas une
existence isolée. Il a part à une communauté spirituelle, qui subsiste au moyen d'un esprit commun agissant comme une force motrice, comme un motif fondamental, sur l'attitude totale de la pensée et de la vie. Et c'est toujours un motif fondamental de nature religieuse qui est le vrai point de départ de toute philosophie possible. Cela est garanti par la structure elle-même de la pensée théorique que nous avons scrutiné auparavant.
Ces motifs religieux sont les vraies forces motrices, qui ont dominé l'évolution de la pensée scientifique occidentale. Ce sont toujours des motifs qui établissent une communauté de racine entre tous ceux, qui partent du même motif. Et ils dominent un penseur à un dégré d'autant plus haut qu'il n'est pas conscient de son motif religieux caché. Il y a eu principalement quatre grands motifs religieux qui ont dominé l'évolution de la pensée scientifique de l'occident et dont trois sont d'une nature dialectique, c'est à dire composés de motifs opposés "polairement".
Je ne puis que les signaler brièvement.
C'est en premier lieu le grand motif de la matière et de la forme, qui était le motif fondamental de la pensée grecque. Ce motif prend son origine dans un conflit irrésoluble dans la conscience religieuse des Grecs entre la religion naturelle des temps antérieurs et la religion culturelle des dieux olympiques.
Le motif de la matière correspond à la foi de la religion naturelle antérieure, selon laquelle la divinité était le grand courant vital sans forme stable et personelle, de qui sont issus tous les êtres de forme individuelle, soumis à la grande loi de devoir naître et mourir selon une nécessité aveugle, une Anangkè.
Le motif de la forme correspond à la foi de la religion postérieure des dieux olympiques, qui ne sont que des forces culturelles divinisées, et qui ont quitté la terre avec son courant de la vie, pour prendre une forme immortelle personelle et invisible.
Mais ces dieux olympiques n'ont pas de pouvoir vis-à-vis de l'Anangkè qui domine le courant de la vie et de la mort. L'Anangkè est leur grande antagoniste.
Le deuxième grand motif fondamental est introduit dans la pensée occidentale par la religion chrétienne: c'est le motif de la création, de la chute radicale par le péché et de la rédemption en Jésus Christ.
Le troisième grand motif fondamental est celui de la nature et de la grâce, introduit par le catholicisme et qui prend son origine dans un effort de réconcilier les motifs religieux antithétiques de la pensée grecque et de la pensée chrétienne.
Le quatrième grand motif fondamental est celui de la nature et de la liberté, introduit par l'Humanisme moderne, qui prend son origine dans un conflit irrésoluble entre le culte religieux de la personalité humaine dans sa liberté et son autonomie et le motif de domination, qui veut dominer la réalité par la science moderne naturelle en la reconstruisant dans une liaison rationelle et in-interrompue des causes et effets. Ce motif humaniste a résorbé en soi les trois motifs fondamentaux antérieurs en sécularisant le motif chrétien et celui du catholicisme.
Ces grands motifs religieux ont dominé la pensée philosophique en déterminant le contenu de l'idée théorique fondamentale concernant la relation mutuelle des divers aspects, qui se sont opposés mutuellement dans la relation antithétique, et concernant leur unité de racine. Cette idée théorique transcendentale est nommée l'idée de la loi, parce qu'elle est une idée de l'ordre structurelle de la réalité, qui est la condition transcendentale de toute acte synthétique de notre pensée.
Il est évident que la recherche critique de l'influence des grands motifs religieux sur la pensée scientifique doit ouvrir la porte à une vue plus profonde sur l'histoire de la philosophie.
Ici se découvrent en effet les racines profondes de la pensée scientifique, qui sous la vigueur du dogme de l'autonomie de la raison étaient cachés sous des masques théoriques.
Ici il est montré aussi la seule voie possible pour rétablir un vrai discours ou dialogue entre les diverses écoles, qui jusqu'à présent a paru être impossible par défaut de toute notion des vrais points de départ pour la philosophie. Herman Dooyeweerd
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